Portons une attention soutenue aux enfants…

« Manman pa kite yo koupe piye m! »1 tel est le cri de cette fillette à qui on allait amputer la jambe dans un contexte d‘urgence quelques jours après le tremblement de terre du 12 janvier. Au traumatisme découlant du drame qu’elle venait de vivre s’ajoutera désormais celui né du désespoir de ne pouvoir jouir de l’usage de cette jambe.

Le cri de cette fillette fut non seulement un appel au secours à sa mère vue comme gardienne et protectrice, mais aussi un cri de douleur pour tous ceux qui l’entouraient en ce moment. Il a retenti dans nos oreilles et fait vibrer les fibres de nos cœurs.

Pendant des jours et des nuits, l’image nous a hantés jusqu’a devenir un harcèlement. La vie de cette fillette pensions-nous comme de celle d’autres subissant les mêmes opérations dans les mêmes conditions sera désormais bouleversée. Nous nous imaginons son quotidien fait d’un tissu de découragements, de dépression. Le pire dans un pays qui taxe lourdement toute déficience physique et une société qui ferme les yeux sur les discriminations que peuvent subir les personnes handicapées.

Cette fillette représente des centaines d’enfants qui vivront avec la hantise de ces quelques 25 secondes, le temps que dure le tremblement de terre. Elle portera dans son cœur le signe de cette hantise. Mais que dire alors de ces milliers d’enfants qui, sans se prévaloir d’un signe évident de quelque dysfonctionnement physique, n’en demeurent pas moins handicapés.

Les rapports qui nous sont parvenus nous font comprendre que beaucoup d’enfants vivant dans les zones frappées par le séisme manifestent déjà des troubles émotionnels plus ou moins aigus. Certains semblent perdre contact avec la réalité incapable de comprendre jusqu’à présent l’ampleur de la catastrophe. D’autres manifestent des comportements de retrait ou affichent leur frustration et leur anxiété à travers des crises de violence plus ou moins brèves.

(AP Photo/Ariana Cubillos)

Il faut bien comprendre que ces petits ont vu les adultes désemparés, impuissants, acceptant même l’éventualité d’une mort inopinée. Ces enfants ont été témoins de la destruction de lieux jusque là considérés comme des sanctuaires et des oasis de paix dans une société devenue de plus en plus violente: leur école, leur église, leur résidence. Ces enfants ont vu la mort frapper d’une façon aveugle et sans discrimination. Ils ont également assisté, et c’est ce qui aura probablement le plus d’impact sur leur psyché, à la dévalorisation de la vie humaine, au non-respect des défunts, un accroc grave à nos traditions. Qu’adviendra-il d’eux se demandent-ils? Les adultes se posent en silence cette même question. Ceux qui peuvent soustraire à cette vision presque apocalyptique l’ont déjà fait ou s’apprêtent à le faire, Quoiqu’une telle solution ne résoudra pas instantanément le problème.

Comment alors prendre soin de ces enfants dont la vie se retrouve encore plus fragilisée qu’elle ne l’était avant et qui sont obligés de rester n’ayant nulle part où aller? Comment surtout les faire comprendre, admettre et surtout accepter la réalité post-sismique avec les signes de destruction étalés chaque jour devant leurs yeux? Comment surtout leur redonner cette confiance dans les adultes (parents, éducateurs, mentors) dans leur rôle de protecteurs, de pourvoyeurs?

Nous ne sommes pas des psychologues, mais pour avoir travaillé pendant des années dans l’éducation des enfants, et pour être nous-mêmes aujourd’hui des parents, nous pensons que, à quelque niveau qu’on intervienne dans leur vie, il faudra avant tout soulager leurs souffrances physiques; ceux qui nécessitent des soins médicaux à moyen et long terme doivent être immédiatement pris en charge par l’état et les organismes compétents. Il nous faut également créer une ambiance (qu’il soit à l’école ou à la maison) où l’enfant recapture l’importance de son individualité et sur tout se sent aimé et respecté.

Une tache des plus ardues quand on pense qu’on ne pourra pas vraiment compter sur l’État qui peut avoir d’autres priorités et ce, malgré l’existence d’une « Secrétairerie d’État à l’intégration des personnes handicapées ». Quant aux professeurs et aux parents, ils n’ont pas cette tradition de recourir aux services réguliers d’un spécialiste en pédiatrie dans le processus de formation et de l’éducation de l’enfant haïtien. Cette tache est aussi importante pour le bien-être de l’enfant lui-même que celui de la société si l’on ne veut voir surgir une génération de délinquants sans aucun bagage émotionnel.

La reconstruction de Port-au-Prince et des villes peut apparaître aujourd’hui comme une priorité, mais à quoi servirait-elle si la génération appelée à y passer leur vie, à les maintenir ne possède ni la volonté et encore moins la capacité de s’acquitter de cette responsabilité.

J.A.

  1. « Maman ne permets pas qu’ils me coupent la jambe. »