Victimes du séisme du 12 janvier, victimes de notre irresponsabilité

Après avoir frôlé la guerre civile au début de l’année 2004, année de notre bicentenaire, après que la cité de l’indépendance, Gonaïves, eut été frappée l’automne de la même année par un cyclone dont les averses impétueuses inondèrent totalement la ville, après que cette même ville eut subi le même sort quatre ans plus tard, une partie de notre pays, ce mardi 12 janvier 2010, devint à nouveau la proie d’un cataclysme naturel jusqu’alors inimaginable.

Un mois déjà que ce séisme d’une magnitude de plus de 7.0 degrés sur l’échelle de Richter détruisit notre capitale et certaines villes de province dont Jacmel, Léogâne, Petit Goâve. Des centaines de milliers de nos compatriotes sont morts, les sans-abris se comptent par millions et les traumatisés par milliers1. Dans d’autres circonstances, on se permettrait simplement de dire que ces morts, ces sans abris, ces traumatisés sont uniquement les victimes des caprices de la nature, et tout ce que nous pouvons faire en de pareilles circonstances c’est de donner une sépulture décente aux morts, de procurer un toit aux sans abris, de prendre bien soin des traumatisés et surtout de nous atteler à la tache de la reconstruction.

Noble et pieuse démarche! Mais la réalité, telle qu’elle s’est présentée durant ces quatre dernières semaines et telle qu’elle se présente aujourd’hui s’avère totalement différente. Ce séisme met non seulement à nu notre vulnérabilité, notre dépendance de l’étranger, l’inaptitude de nos leaders, notre inconscience et même nos instincts criminels.

Il a fallu que Port-au-Prince eut été sévèrement touché pour que plusieurs articles parus ces deux dernières années dans le quotidien Le Matin eussent reçu une certaine attention2. Le premier que nous voulons mentionner est celui rédigé par le journaliste Phoenix Delacroix qui commentait les propos du géologue Patrick Charles. Ce dernier ne se contentait pas seulement de soulever la question de la menace sismique sur Port-au-Prince et la plaine du Cul-de-Sac, mais prédisait « deux scénarios catastrophiques » qui feraient des victimes au nombre extrêmement élevé. Le tremblement de terre du 12 est une adaptation presque fidèle de l’un de ces scénarios.

Un autre géologue, Claude Prepetit, en complément à l’article susmentionné, faisait un appel pressant aux dirigeants politiques pour qu’ils prennent leurs responsabilités « face à cette réalité que certains voudraient considérer comme un mythe »3. Le même appel aura été réitéré lors d’un forum tenu à l’hôtel Le Plaza de Port-au-Prince, le jeudi 26 mars 2009. « La menace est réelle » martelait Mr. Prepetit, invitant du même coup les responsables à « prendre des mesures adéquates afin de protéger la population et renforcer les habitations »4. D’autres journalistes et notables emboîtèrent le pas en lamentant le peu d’intérêt accordé à l’environnement en Haïti en général et à Port-au-Prince en particulier. On peut se demander si le gouvernement avait pris note de ces prédictions et appels. L’attitude et le comportement du président de la République, de son premier ministre et des membres de son gouvernement nous font croire le contraire.

Nos compatriotes ne se faisaient pas trop d’illusion sur la responsabilité de ceux et celles qu’ils ont pourtant élu. En ce, ils ont tort parce qu’ils savaient bien que certains de leurs élus n’auraient non seulement pas les moyens de leur politique, mais aussi et surtout ne placeraient pas parmi leurs priorités la protection de leurs citoyens, préférant plutôt confier leur propre sécurité et celle du territoire à des étrangers et accorder les coudées franches à des organisations non-gouvernementales (ONG) pour des taches qui leur reviennent de droit et par devoir.

Mais ce à quoi ils ne s’attendaient probablement pas c’est de voir un gouvernement totalement dépassé dans une telle situation, inepte même, avec un président qui devait être en cette occasion, un leader, un chef de file, la personnification du support moral, aussi terrassé et pitoyable et débitant des lamentations aussi incohérentes que pathétiques sur des chaînes de télévision internationales5. Entretemps, le peuple se démenait pour sauver un membre de sa famille, un ami, un voisin ou simplement un compatriote en détresse.

Pendant plus de 24 heures, le gouvernement a brillé par son absence6. On ne peut ne pas se sentir trahi quand on pense qu’une présence ferme dès les premières secondes après le séisme et une mobilisation immédiate auraient pu sauver des centaines, pour ne pas oser dire des milliers de nos compatriotes. On ne peut faire taire ses sentiments de révolte quand on pense surtout à ceux et celles dont les appels au secours ont été simplement ignorés et qui aujourd’hui encore pourrissent sous les décombres ou ont été jetés sans un minimum de cérémonie dans des fosses communes.

Le refus de prendre en charge ses propres responsabilités allié à un certain niveau d’inconscience réactive les instincts les plus bas dont ceux du crime. Car c’est un crime de laisser mourir quelqu’un qui pourrait être sauvé. C’est un crime d’être averti en termes clairs de l’imminence d’une catastrophe et de ne pas se préparer en conséquences en prenant non seulement les dispositions qui s’imposent, mais aussi en se munissant des instruments, machines et engins indispensables. C’est un crime d’abdiquer ses responsabilités en faisant fi de la vie des autres. L’histoire, nous en sommes sûrs, sera très sévère à l’endroit de ceux qui ont laissé mourir leurs frères et soeurs. Elle nous vengera, nous qui devons lutter aujourd’hui pour notre survie, et n’avons ni le temps, ni les ressources et encore moins le courage de constituer un dossier d’accusation irréfutable contre eux.

J.A.

  1. Le dernier bilan officiel fourni par les autorités gouvernementales haïtiennes, cette catastrophe a fait 217.000 morts en Haïti et plus d’un millier de sans abris.
  2. Delacroix Phoenix. « Haïti : menace de catastrophe naturelle. Risque sismique élevé sur Port-au-Prince » Le Matin. Jeudi 25 septembre 2008 (page consultée le 10 février 2010) http://www.lematinhaiti.com/Article.asp?ID=14646
  3. Prepetit, Claude. « Tremblements de terre : mythe ou réalité » Le Matin. No du 9 octobre 2008 et du 10-12 octobre 2008 (pages consultées le 10 février 2010)
  4. Fanfan, Jean Fanel. « Haiti Environnement. Risques sismiques : la menace est réelle » Le Matin No du 30 mars 2009 (pages consultées le 10 février 2010)
  5. « My palace collapsed. … I can’t live in the palace, I can’t live in my own house » déclara-t-il à un reporter de la chaine de television CNN.
  6. “Who’s running Haiti? No one, say the people” Thompson Reuter Foundation. 14 January 2010 (page consultée le 10 février 2010) http://www.alertnet.org/thenews/newsdesk/N14205092.htm.