Une reflexion à partir des derniers événements au Chili

Le 5 août dernier, 33 mineurs Chiliens se sont retrouvés piégés à quelques 700 mètres de profondeur, à la suite de deux éboulements survenus dans une mine située à 800 km au nord de Santiago, la capitale. Immédiatement, le gouvernement de ce pays prit toutes les dispositions pour leur venir au secours et les extraire du trou.

Alors qu’on pensait que l’attente durerait quelques quatre mois(1), les premiers mineurs ont pu être libérés dans la journée du mardi 12 octobre et 22 heures plus tard les derniers rescapés furent accueillis avec émotion par leurs familles sous le regard ému et ébloui du monde entier.

Ce sauvetage spectaculaire arriva exactement neuf mois après le tremblement de terre du 12 janvier. Nous avons donc rencontrés des amis le soir de ce mercredi 13 octobre pour un échange sur les événements du jour à la lumière de ce qui se passe ou s’est passé en Haïti. Nous nous sommes alors demandés ce qui arriverait si une telle situation se présentait en Haïti, et avons tous admis, avec une pointe de tristesse, que la mine servirait de tombe à ces mineurs. De toutes les raisons évoquées, nous avons voulu retenir celles qui ont fait l’unanimité :

Distance, Distance, Distance :

La mine se trouve à 800 km de la capitale. Pour avoir connu les difficultés de communication entre la capitale haïtienne et les villes de province, nous avons tous admis que la distance serait tout d’abord un grand prétexte pour abandonner à leur sort ces infortunés. Il est vrai que gérer une mine n’est pas une mince affaire. Rien que pour la faire démarrer, il faudrait tout un réseau de communication et des engins adéquats. Toutefois, le souvenir du passage du cyclone Jeanne en 2004 nous est venu à la mémoire. Le gouvernement de transition d’alors n’avait pas pu monter une opération d’urgence et porter des secours immédiats et ponctuels aux habitants affectés dont ceux des Gonaïves durement frappés. Des rumeurs faisaient même état de la disparition sous les eaux de l’Île de la Tortue et le gouvernement se trouvait dans l’incapacité d’en apporter immédiatement un démenti formel, n’étant pas en possession, dans les premiers temps, d’information fiable. Des représentants de quelques ONG ont été les premiers à se porter sur les lieux.

Découragement(2) :

Les mineurs seraient morts de découragement parce qu’ils n’auraient pas reçu cette attention et ce premier support tant espérés. Morts de découragement parce que sachant que hormis leurs parents et leurs proches, personne d’autre ne s’intéresserait à leur sort. Nous avons alors fait appel aux nouvelles qui circulaient dans les jours suivant le séisme et qui reportaient l’histoire des compatriotes dont les appels à l’aide sont restés sans suite. Un ami présent nous a également invité à jeter un regard sur les camps de réfugiés et où le bien-être des habitants ne semble pas être une priorité pour le gouvernement. Celui-ci d’ailleurs semble n’avoir aujourd’hui qu’un projet : organiser des élections. Ces réfugiés en ont assez de la vie des camps, et ils ne peuvent même pas faire passer leurs revendications. Ils se sentent tout simplement abandonner. Les ONG une fois de plus jouent le rôle de suppléantes.

Irresponsabilité et collusion:

La troisième raison avancée met en lumière la décision du gouvernement haïtien qui laisserait probablement à la compagnie minière la responsabilité des secours. Les compagnies minières, généralement multinationales, ne pensent qu’à générer des profits et accordent peu d’importance au bien-être de leurs employés. L’une des premières actions du gouvernement chilien fut de geler le capital de la compagnie minière San Esteban(3) qui avait d’ailleurs déclaré son impuissance à organiser les opérations de secours n’ayant pas, avancèrent ses responsables, les moyens logistiques pour le faire(4). En Haïti, le gouvernement en place s’est toujours montré un allié du secteur privé. Qu’on se souvienne de l’intransigeance du gouvernement lors du premier vote sur le salaire minimum l’année dernière, et son refus aujourd’hui de publier dans le Moniteur, le journal officiel, la loi sur les frais scolaires ratifiée pourtant depuis un an. Le gouvernement agit donc comme une entité des chambres de commerce.

Dévalorisation de la vie humaine:

Enfin ces hommes seraient morts parce qu’en Haïti, la vie humaine a perdu aujourd’hui toute sa valeur et devient un utilitaire jetable à tout moment. A la suite de cette dévalorisation, la mort a établi son camp dans le pays. On semble se faire à l’idée qu’on est tous en sursis, et pour échapper à son étau, il n’y a qu’une solution : partir. Cette attitude qui frôle le défaitisme paralyse l’altruisme et nous fait accepter sans trop broncher des phénomènes qui n’engendrent que le deuil, comme le kidnapping, le viol et le meurtre.

Pourtant toutes ces raisons ne sont que des corollaires d’un mal beaucoup plus aigu : la perte du sens de notre identité de peuple exacerbée pendant ce dernier quart de siècle. La majorité des dérives de notre société dont l’instabilité, la destruction des biens et des êtres, la désorganisation, serait le résultat tangible de cette perte.

Les psychologues et psychanalystes ont reconnu que la perte de l’identité au niveau personnel entraîne, à côté des tendances compulsives morbides, un sens d’abandon. L’abandonné se reconnait surtout, nous dit Suzanne Guex(5) à ses manifestations d’angoisses aiguës. Il affecte un égocentrisme très primaire. Il se montre donc incapable de fixer son attention sur l’autre et d’embrasser un plan valable de survie ou de salut requérant une perception de l’altérité.

Les hypothétiques mineurs Haïtiens verraient surgir cette angoisse paralysante et presque suicidaire due au sens de l’abandon. L’Haïtien est pourtant reconnu pour son endurance dans le malheur, mais à 700 mètres sous terre, la résistance, comme une plante dépourvue des rayons du soleil, s’effrite vite.

Heureusement pour les mineurs Chiliens, ils vivent dans un pays où la majorité des habitants s’identifient encore à un peuple, un pays, une nation. Derrière le sauvetage spectaculaire, s’activaient le gouvernement et un nombre incalculable d’hommes et femmes. Derrière le sauvetage spectaculaire, il y avait surtout la confiance inébranlable des mineurs dans l’ingéniosité de leur peuple.

J.A.

  1. Lagarde, Dominique. « Pourquoi le sauvetage des mineurs Chiliens est-il si long? » L’Express 26 août 2010 [http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/pourquoi-le-sauvetage-des-mineurs-chiliens-est-il-si-long_914970.html]. Lu le 13 octobre 2010.
  2. « Nous espérons que tout le Chili va faire l’effort nécessaire pour qu’on puisse nous sortir de cet enfer« , avait lancé Luis Urzua, 54 ans, était le chef d’équipe lorsque la mine s’est effondrée le 5 août, lors de premier contact radio-téléphonique avec le président Sebastian Pinera, demandant du coup au pays de ne pas « les abandonner« .
  3. La compagnie minière San Estaban – qui exploite le sous-sol du pays depuis plus de deux cents ans – appartient à MM. Alejandro Bohn (60 % du capital) et Marcelo Kemeny (40 %), le fils du fondateur de la compagnie. Des deux mines qu’ils possédaient, l’une a dû fermer, épuisée. Il fallait donc que San José continue à financer le train de vie des dirigeants de la société.
  4. L’opération « San Lorenzo » (d’après le saint-patron des mineurs), pour retrouver et sauver les 33 mineurs, a coûté « entre 10 et 20 millions de dollars », selon le président chilien Pinera.
  5. Le syndrome d’abandon. Paris: Presses universitaires de France, 1973.