Sauvons ce qui peut-être sauvé!

Texte reçu le 16 Novembre 2011

Par Jean L. Théagène

« Connais-tu le pays où fleurit l’oranger,
Le pays des fruits d’or et des roses vermeilles,
Où la brise est plus douce et l’oiseau plus léger,
Où dans toute saison butinent les abeilles ? »

Jules Barbier

« Fugit irreparable tempus ».

L’heure est grave et le pays ne peut plus se contenter de déclaration d’intention encore moins de promesses contraignantes. Depuis la nuit des temps, le sous-développement et ses problèmes ont toujours été un casse-tête chinois exigeant une volonté ferme de comprendre d’abord l’imbroglio et de trouver ensuite les moyens d’harmoniser les intérêts discordants des éternels trouble-fêtes d’une société.

À côté des nouvelles plus déprimantes que revigorantes avec la remontée de l’insécurité dans ce morceau d’île des Caraïbes, Gérard Bissainthe et Jean-Erich René, deux hommes, d’une belle érudition, avec une souplesse alliée à l’humilité radieuse, se sont acharnés à nous brosser sous leur plume alerte un sombre tableau de la réalité politique haïtienne. Avec une pointe de tristesse, nous avons parcouru d’un bout à l’autre et d’une seule traite : « Le bateau de Sweet Micky va droit vers un récif » et « Un cap dangereux pour Haïti ». Nous nous sommes écrié avec Sainte-Beuve : « Mon Dieu, donnez-nous le courage de voir tout et le contraire de tout ». Et nous revient à la mémoire le livre de Demesvar Delorme « Les théoriciens au pouvoir » qui garde toute sa saveur d’actualité.

« L’heure est grave… »

Préoccupés sérieusement par les propos à l’emporte-pièce et les dispositions mitigées, les analystes politiques sortent de leur silence pour se muer en sagaces médecins appelés à guérir cette grande malade qui a nom : la nation haïtienne. Car, à la défaillance de l’État, l’élite pensante se doit de tirer la sonnette d’alarme en vue de forcer les responsables à y apporter des correctifs pour s’engager dans les voies d’un changement véritable capable de tirer ce pays du tunnel nauséabond où est enfermé son avenir.

« Amicus Plato sed magis amica veritas ». Condamné à réussir pour des raisons historiques évidentes, le gouvernement Martelly-Conille et l’équipe dont il s’est entouré semblent ne pas nous convaincre de leur détermination à négliger le secondaire pour trouver une solution rapide au blocage de la situation politique et économique du pays. Le manque d’expérience des hommes en place témoigne d’un déficit de politiques, d’une crise structurelle à l’intérieur des rouages de l’appareil de l’État, d’un déséquilibre difficile à ajuster entre les contraintes du réel haïtien et la volonté politique de formuler les données de l’analyse conjoncturelle pour les intégrer dans un projet de société apte à digérer les exigences du post-séisme qui reste la plus grande plaie du pays. Alors, ne pouvant remettre à des lendemains plus cléments la solution de ces épineux problèmes économiques et sociaux, l’on s’attendait à voir le Pouvoir se résigner à la navigation à vue, à gérer le quotidien, c’est-à-dire, le possible.

L’économie des références historiques réside dans les clés de comparaison qu’elles offrent pour permettre d’expliquer et de corriger les problèmes actuels. Le gouvernement Martelly-Conille, faisant face à une crise économique dont le recul du temps permet de juger l’ampleur après vingt-cinq années de vol, de concussions, de pillage et de corruption généralisée, aurait dû penser à en atténuer les conséquences en mettant sur pied, avec l’aide de la coopération externe, des programmes à haute intensité de main–d’œuvre qui fournirait du travail à un fort contingent de la jeunesse désemparée. Ainsi, en fut-il du SNEM à une époque pas trop reculée de notre histoire !

Cette politique de l’emploi ne grèverait pas plus lourdement la réussite de ce gouvernement que les nombreux avantages fiscaux accordés aux entreprises de sous-traitance. Certes, l’industrie constitue le pôle obligé par lequel doit transiter le développement économique du pays pour permettre son passage du stade d’économie reposant sur la vente des matières premières agricoles à celui d’économie à vocation industrielle, touristique et technologique. Contrairement aux gouvernements antérieurs, la nouvelle équipe ne saurait diriger tout l’effort national vers le secteur industriel comme une panacée à notre développement économique et social. À notre humble avis, une telle pratique reviendrait à privilégier le long terme sur les besoins immédiats de la population. Au demeurant, il ne fait pas de doute que le déblocage de la crise du chômage, de la paupérisation croissante de l’environnement haïtien passe par la mise sur pied de programmes nationaux à vocation sociale et à haute intensité de main d’œuvre. Ce qui, présenterait le net avantage de relâcher la pression des demandeurs d’emploi sur le secteur industriel dont la capacité d’absorption de la main-d’œuvre est forcément limitée.

Sauver ce qui peut encore être sauvé pour rendre l’avenir seulement possible, voilà le grand mobile, la passion et le sacrifice demandés. Au demeurant, au stade actuel de la situation du pays la planification du moyen terme devrait être assorti de programmes nationaux à vocation socio-économique. Planifier le développement d’un pays suppose des prises de décision conformes aux intérêts de sa majorité sociale tout en tenant compte de l’environnement international. Par manque de perspective et de vision, certains responsables économiques haïtiens ont été acculés à faire des choix contraires à l’intérêt national. Privilégier le développement industriel par la sous-traitance et laisser péricliter le secteur agricole dans un pays agricole, revient à faire le choix délibéré de la dépendance externe. Et le prix de la dépendance implique la perte de l’indépendance.

Si tant est que l’homme est ce qu’il fait, nous comprenons que quoiqu’on dise, aucun pouvoir établi ne prend le risque, s’il n’y est contraint de se remettre en question pour les beaux yeux de l’opinion qu’elle soit nationale ou internationale. En revanche, aucun discours politique, aucune campagne de motivation ne pourra vaincre le désenchantement du peuple ni lui faire admettre qu’aux derniers comices, il avait fait le bon choix tant qu’il n’aura pas senti les effets sur son portefeuille et le panier de la ménagère. Il est encore temps pour ce jeune pouvoir de corriger ses options et d’afficher le courage nécessaire d’opérer des révisions déchirantes.

Jean L. Théagène
Miami 15 Novembre 2011