Une Élite intellectuelle ignorée

Carnaval des fleursLe Carnaval des fleurs, deuxième édition, cette festivité estivale qu’on pensait reléguée dans les bas-fonds de l’histoire et qui a été ressuscitée par le gouvernement Martelly-Lamothe l’année dernière, a bien eu lieu. Elle a été inaugurée le jour marquant le 98ème anniversaire du débarquement des Marines américains sur le sol de Dessalines, et ce malgré les protestations d’une partie de l’élite intellectuelle qui, dans une pétition publiée une semaine plus tôt, se demandait si le choix de la date relevait d’une simple ignorance ou d’un mépris flagrant de notre histoire.

La demande des signataires de cette pétition a été simplement ignorée par le gouvernement et par la société. En témoignent les milliers de festivaliers jonchés sur les tribunes construites pour l’occasion ou se déambulant sur tout le parcours du défilé. C’est à se demander si notre élite intellectuelle a perdu un peu de sa pertinence dans cette société extrêmement déprimante et qui cherche, dans les activités ludiques en série, un palliatif.

Autrefois, la fierté d’Haïti avec ses vastes connaissances littéraires et artistiques, l’impact de ses diplomates dans les assemblées internationales et surtout son intransigeance face aux solides principes auxquels elle se laissait guider, elle se présentait même, à la fin des années ’70 et au début de la décade ’80, comme une avant-garde militante dans un pays qui s’éreintait sous le fardeau de la dictature et dont les murmures de la majorité de ses habitants devenaient des cris de protestation.

Composée alors d’esprits supérieurs qui, quoique éparpillés aux quatre coins du monde, formaient un faisceau pour non seulement soutenir les revendications populaires, mais aussi les traduire en un discours cohérent et encourageant,  elle se démarquait de l’aveuglement des autres élites qui feignaient d’ignorer les cruautés des sbires du gouvernement d’alors ou jouaient simplement à l’autruche.

Que s’est-il donc passé et comment expliquer qu’elle soit réduite aujourd’hui à un rôle de simple figurant et simplement ignorée? La raison se trouverait dans la dépersonnalisation sociale manifestée dans ses prises de positions pendant ces vingt dernières et dans ses reniements culturels qui font d’elle une épave ballottée par les vagues des contingences politiques. Pire, à certains moments, on dénote même, de sa part, un certain égotisme qui pourrait être assimilé  à une trahison patente des aspirations de la majorité et à un certain mépris de notre histoire.

Qu’on se souvienne comment certains membres de notre intelligentsia avaient défendu l’idée de la non-célébration du bicentenaire de notre indépendance invitant même le peuple à boycotter, le cas échéant, les festivités devant marquer cet anniversaire. L’un d’eux qui portait également le manteau de journaliste allait jusqu’à s’opposer, sur la base de prémisses chancelantes, à l’idée d’une restitution de la dette de l’indépendance, faisant ainsi le jeu de Français de la trempe de Régis Débray, d’Olivier Pétré-Grenouilleau pour ne citer que ceux-là. Le premier défendait la décision de son ancien monarque de nous taxer pour avoir osé relever la tête dans une ère de négrophobie visqueuse; le deuxième minimisait, par ses écrits, l’esclavage transatlantique[1].

Qu’on se souvienne de ces intellectuels d’origine haïtienne qui se trouvaient en Haïti lors du séisme de janvier 2010, à l’occasion du deuxième Festival Étonnants Voyageurs, et qui se sont empressés de se mettre sous la protection du représentant diplomatique de leur pays d’accueil en vue de leur rapide évacuation. Alors que l’un d’eux prétendait qu’il aurait été beaucoup plus utile au pays à l’extérieur, le peuple haïtien interprétait leur démarche comme une désertion et se souvient.

Pendant ces deux dernières années, notre élite intellectuelle jusque-là très vocale, afficha un mutisme déconcertant à tel point qu’une agence de presse haïtienne, pour présenter la pétition contre la date d’inauguration du « carnaval des fleurs », la décrivait comme celle « qu’on croyait moribonde ». En fait elle n’est pas moribonde, elle semble plutôt être beaucoup plus à l’écoute des « autres » qu’aux aspirations de son peuple.

>C’est dommage! Car une élite intellectuelle adoptant la stratégie des ses pairs du monde des affaires en se cramponnant à ses rares privilèges, une élite intellectuelle devenue trop confortable ou s’auto-bourgeoise outre mesure,  est non seulement une expression de malaise mais aussi et surtout le signe d’une société moralement en déclin. En ceci, nous sommes tous concernés. Nous avons pour devoir de lui rappeler son rôle déterminant dans la formation de la conscience morale et politique de son peuple.

J.A.
31 juillet 2013

  1. « Régis Debray En Bolivie Et En Haïti. » Réseau Voltaire. N.p., 11 Feb. 2010. Visiter le Mercredi 31 July 2013 [http://www.voltairenet.org/article164005.html].