18 mai 1803 – 18 mai 2011: Le Pavillon en berne

Texte reçu le 16 mai 2011

Par Jean L Théagène
Drapeau haitienQue peut représenter aujourd’hui pour un pays qui ne l’est plus, l’emblème d’étoffe qui flotte tous les jours au mât des édifices publics ? Quel sens donner encore au drapeau haïtien dont le 18 Mai rappelle la création dans cette enceinte féconde de l’Arcahaie giboyeuse à souhaits ? Quel symbolisme dégager de cette charge d’émotion ressentie par tous ceux qui, au hasard de leurs quotidiennetés, se retrouvent immobilisés en pleine rue, contemplant le frisselis du vent dans le tissu léger, témoin muet de tant d’horreurs liées à la fièvre des combats d’indépendance ? Ceux qui n’ont pas vécu, même en souvenirs ou en rêves, l’intensité des luttes de l’Aïeul désarmé face aux troupes aguerries du Conquérant Napoléon, ceux qui n’ont pas connu ou ne connaissent pas la violence des vibrations intérieures induites par la magie des hymnes nationaux dans l’espace ouvert des arènes simplement sportives, ceux qui ont pris depuis quelque temps, l’habitude sordide de la génuflexion ou de l’aplaventrisme devant les dieux de chair appelés à s’abimer dans des destins de poussière, ceux qui ne peuvent plus regarder le Soleil en face pour avoir trop traîné dans les grottes sombres des chiroptères et des coléoptères, ceux-là ne pourront jamais comprendre la profondeur de ces mots qui nous renvoient malgré nous à trois siècles d’histoire.

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Le père Tyrolien lui-même eut à dire parlant des nôtres : »Ces êtres ne savent pas sur quelle terre ils vivent ». Au fond, connaissons-nous vraiment la valeur de ce coin de terre devenu pays par la grâce de l’Ancêtre ? Sommes-nous capables de saisir ce qui fait sa différence avec les autres ? De questionnement en interrogation, nous sommes simplement parvenus à cette dimension infinitésimale où, réduit à sa plus simple expression, l’Haïtien ne comprend plus rien et se perd en conjectures. Toutefois, pour éviter ce destin d’incongruités qu’il connait aujourd’hui, pour se soustraire à cette fatalité qui, vingt-cinq ans durant, a frappé la Maison Nationale, il lui aurait tout bonnement suffi de s’ouvrir sans fausse honte aux effluves de son histoire.

Que dit donc cette histoire qui connait des hoquets d’expression tout au long de ces deux dernières décennies ? Certes, elle ne commence pas avec l’adoption d’un drapeau à l’Arcahaie ou ailleurs. Mais elle peut finir s’il n’y a aucun bras pour en saisir la hampe et faire flotter l’alpaga rassembleur pour contenter les désirs de liberté et d’indépendance. L’histoire du drapeau haïtien, d’aussi loin qu’on remonte doit prendre en compte la cérémonie du Bois-Caïman au cours de la première révolte des Noirs de Saint-Domingue. Au terme d’une cérémonie où un cochon noir a été sacrifié et le sang bu par une assistance disparate, l’esclave nègre, pour la toute première fois, s’affirma face au colon blanc. Peau noire, sang rouge : le premier drapeau haïtien semble virtuellement avoir été crée. Il conduisit à la victoire les bandes éparpillées de Jean-François et Biassou, de Petit-Noël Prieur, de Lamour Dérance et de toute l’armada éclatée qu’entretenaient dans la colonie autant les intérêts mesquins des fractions en rivalité permanente que l’ardent désir du Nègre de se libérer des affres de l’esclavage.

Signe par excellence de reconnaissance sur les champs de bataille, le fanion noir et rouge de ces bandes d’esclaves révoltés avait fini par produire sur les troupes coloniales un effet quasi-dévastateur. La symbolique de ce morceau d’étoffe se transforme bientôt en une mystique de victoire qui confirma la supériorité guerrière des bandes qui l’avaient adopté par rapport à celles qui combattaient encore sous les bannières différentes des forces coloniales sur le terrain. Et quand il se fut avéré que la bataille pour l’indépendance devait se faire graduellement, Dessalines adopta les couleurs françaises comme première étape dans la marche vers la liberté.

Entre temps, au faîte de sa gloire, Napoléon confia à son propre beau-frère le Général Leclerc la tâche de ramener à la raison, sans doute la sienne, ce ramassis de pouilleux qui s’étaient permis de contester l’autorité de la France dans sa colonie la plus riche. Forte de dix-sept mille hommes sans compter les forces coloniales restées sur place pour protéger les possessions réduites des Français, l’armée expéditionnaire débarqua à St Domingue avec dans ses rangs quelques généraux mulâtres que le sort des armes n’avait pas favorisés lors de la sanglante guerre du Sud entre Toussaint et Rigaud. Parmi eux se trouvait Pétion, l’un des artisans incontestables de l’indépendance nationale, chef de file qui pouvait rallier à la cause la branche mulâtre de l’hybridité raciale.

L’entrevue du Camp Gérard permit aux deux chefs de guerre de se découvrir des atomes crochus. Puis à la faveur du Congrès de l’Arcahaie où il fallait renforcer la mystique du drapeau, Dessalines comme pour souligner la détermination nouvelle des « Combattants de la liberté », jeta dans les poubelles de l’histoire tous les morceaux d’étoffe, témoins de victoires sans lendemain, et confisqua de la France qu’il n’avait pas cessé de combattre, les deux couleurs « bleu et rouge ». Dès lors que Dessalines et Pétion avaient échangé une virile poignée de main sous les vivats frénétiques de leur troupe respective, le Pacte était scellé. La mystique de l’union commençait déjà à produire dans les cœurs et dans les pensées cette sensation d’invulnérabilité qui devait mettre en déroute la plus forte armée de l’époque.

Entre temps pour s’éloigner de plus en plus de la France, Dessalines avait remplacé le bleu du drapeau français par le noir rien que pour signifier au monde la symbiose historique du nègre et du mulâtre désormais unis pour le meilleur et pour le pire dans un dessein identique de liberté et d’indépendance. De hauts faits continuèrent à jalonner l’espace Saint Dominguois. Le Général François Laurent, Commandant de la neuvième demi-brigade fut chargé par le Général en Chef de chasser les Français de L’Île de la Tortue. Aux cris répétés de « Cappoix », mot de passe mystique qui les rendait aussi légers qu’un « quart de pois », les combattants en guenille de la neuvième traversèrent en un tour de main le bras de mer qui sépare Port-de-Paix de l’Île qu’ils arrachèrent aux troupes françaises au terme de sanglants affrontements. Continuant sur cette lancée, le Général Laurent ne tarda pas à s’illustrer encore à Vertières face à Rochambeau, cruel mais élégant devant la singulière prouesse du Général noir qui quoique désarçonné en deux fois par les boulets de l’artillerie française lança à l’adresse de ses hommes son fameux cri de guerre : « Cappoix, Cappoix ».

Par delà le temps et l’espace, l’histoire a retenu l’immarcescibilité des actes de guerre posés par l’Aïeul. Elle nous a aussi transmis les séquences d’avatars subis par le bicolore haïtien. Et n’était l’insulte de la pintade faite par le Dr François Duvalier à l’emblème original de la Nation, n’était la répulsion de tout le corps social pour les couleurs « noir et rouge » avec l’effigie tristement évocatrice de l’innocent gallinacé, le véritable drapeau nègre serait né au Bois-Caïman dans la nuit du 14 au 15 Août 1791. Mais rejeté en bloc aux lendemains du 7 Février 1986 soit le 24 Février, le drapeau haïtien né à l’Arcahaie le 18 Mai 1803 reprit avec hauteur sa primauté sur le reste.

Est-ce un bien, est-ce un mal de continuer à faire subir à l’emblème national l’insulte des avatars liés à nos turpitudes claniques ? Nul ne pourrait s’y prononcer. Toujours est-il que « noir et rouge, bleu et rouge » le bicolore national est aujourd’hui en berne pour nous rappeler notre petitesse et nos souffrances, notre indignité et nos frustrations, notre honte et nos humiliations à chaque fois que nous nous écartons de la ligne tracée par tous ceux-là : hommes, femmes, enfants de l’époque coloniale qui se sont si profondément sacrifiés pour nous léguer cette « merveille » encore en butte aux appétits des promoteurs de la privatisation. Parce qu’il porte le deuil de ce pour quoi il a été crée : le drapeau national ne peut s’attendre qu’à des funérailles de première classe sous les quolibets et les larmes de crocodile de ceux qui refusent obstinément de se réabriter sous son ombre bienfaisante.

Que l’occupant s’en souvienne, que ses affidés se le remémorent : les ténèbres de l’insulte reculent toujours devant le soleil du rachat ! Le drapeau peut tomber. Des hommes peuvent fl échir. Mais il y aura toujours d’autres bras, toujours plus forts, plus musclés pour se saisir de la hampe, redresser le mât, et planter l’ensemble au cœur des espaces de rédemption.

Cette semaine, avec l’arrivée de Michel Martelly à la direction de l’État, le temps est à l’histoire et dans un même temps l’histoire est au drapeau : le fameux bicolore national qui donne à l’être haïtien un semblant d’identité. Mais le drapeau est plus qu’un symbole : c’est l’indication d’une réalité collective beaucoup plus forte que les individualités réunies car il procède de la conscience d’une identité et d’une aire d’évolution. Parallèlement aux convulsions historiques qui agitent l’emblème national, le mettant à mi-mât comme pour le rapprocher de l’agressivité des platitudes et du magnétisme des profondeurs, d’autres spasmes secouent la petite communauté haïtienne de la diaspora qui traine dans son sillage les résidus tenaces du temps de l’esclavage. Cette communauté privilégiée par rapport à l’indigène parviendra-t-elle à évacuer les scories d’un autre âge pour finalement jouer son rôle véritable d’éclaireur dans la conquête des « Everest » de la civilisation ?

À la vérité, ce n’est pas la bonne foi qui manque. Il faudra simplement contribuer à l’érection d’une conscience plus nette de l’homme haïtien et à l’échafaudage d’attitudes plus conformes à nos valeurs fondamentales. Dans cette démarche de Titan, les ouvriers de la plume de la diaspora auront pour devoir de ciseler les bijoux orfévrés que portent avec fierté nos Jocondes tourmentées. Fort de tout cela, cher bicolore, expression crue de ma fierté comprimée, puisses-tu à nouveau flotter à défaut de mieux sur ce territoire libre que porte en lui tout haïtien qui croit ne pas avoir encore perdu le respect de lui-même…en attendant !

Jean l. Théagène
Miami, FL. 14 mai 2011