L’armée, une comateuse qui fait peur

Des compatriotes se réclamant des Forces Armées d’Haïti s’approchent, le 17 avril dernier, du Parlement, et c’est la panique chez nos législateurs qui s’empressent de mettre fin à une séance à laquelle ils assistaient sans état d’âme. Cette armée dite « remobilisée », financée, il faut l’admettre, par des anonymes aux intentions voilées, suscite une grande peur chez nos politiciens et les élites dirigeantes. Et cette peur les empêche de considérer la résurgence de cette institution avec une certaine objectivité.

L’Histoire de cette armée pendant le dernier quart de siècle motiverait-il cet état d’âme ?

Le 7 février 1986, Jean-Claude Duvalier s’apprête à abandonner le pouvoir et à prendre le chemin de l’exil. Il pose un dernier acte en tant que chef de l’exécutif en créant une junte civilo-militaire dénommée “Conseil National de Gouvernement” (CNG) pour le remplacer. Des quatre militaires membres de cette junte, deux furent décriés pour avoir été trop proches de son régime; les deux autres finirent par éclipser les membres civils et réduire le nombre pour mieux asseoir leur autorité.

Pourtant au sein de cette armée longtemps humiliée, où l’on avait réussi à créer une culture de méfiance, il existait de vrais patriotes.

La nouvelle junte, avec l’aide d’une frange du haut état major sabota les élections du 29 novembre 1987, et décida de sélectionner un président, Leslie François Manigat, de qui elle attendait une grande docilité. Ce dernier s’affirme ; les militaires ripostent. Quatre mois plus tard, ils revinrent à la barre. Leur institution est plus que jamais rongée par des luttes internes, malgré les nombreuses démonstrations devant prouver le contraire.

Toutefois, les forces armées ont su en deux occasions montrer un élan de patriotisme. Tout d’abord en mars 1990, quand elle fit appel à l’une des juges de la Cour suprême, Ertha Pascal Trouillot pour remplacer un des leurs et, en janvier 1991, quand elle déjoua le plan de Roger Lafontant, un ancien baron du gouvernement de Jean-Claude Duvalier qui voulait perturber un processus tendant vers une éventuelle démocratie. Le coup d’état du 30 septembre 1991 flétrit ces lauriers et pendant plus de trois ans, ses plus ardents supporteurs, dont certaines entités de l’international, arrivèrent difficilement à la défendre. Et vint janvier 1995, où un décret parlant de l’établissement et de la révision de ses règlements internes, la plongea dans un état de coma.

Comateuse, mais pas défunte.

De temps en temps, des tressaillements de sa part, à travers surtout les revendications de ses anciens membres, fit trembler ceux qui avaient applaudi son absence, ou simplement l’approuver par leur silence complice. Les chefs de gouvernement refusèrent de se pencher sur le dossier. Arriva alors le candidat Joseph Martelly, un néophyte dans le champ minée de la politique, promettant, durant la campagne présidentielle, son rétablissement une fois, au pouvoir. Il dut vite se rendre à l’évidence que certaines promesses de campagne nécessitent un consensus, et le consensus est inexistant. Les bailleurs de fonds, les vraies autorités du pays refusent d’en entendre parler. La classe dirigeante dans sa majorité les emboîte le pas.

Pour défendre leur position, certains mentionnent les répressions sanglantes d’une armée devenue à la fin une force déstabilisatrice; d’autres parleront de l’inopportunité de ce retour. Pourtant, pendant ces 17 dernières années, les répressions sanglantes n’avaient pas disparu. Pis, cette élite dirigeante qui désormais s’épie, se jalouse et se querelle constamment, qui adopte des prises de position pour renverser les décisions de la majorité, qui défend ses intérêts mesquins souvent au mépris des lois, des droits humains les plus élémentaires et qui crée des crises à répétition, est devenue la force déstabilisatrice par excellence. Elle veut d’une armée totalement à sa solde et ne veut toutefois pas prendre de risques avec des compatriotes qui pourraient se laisser attiser par la flamme, quoique faible, de leur patriotisme. Alors elle fit appel à une armée étrangère et reste silencieuse faces aux exactions de cette force.

Elle a donc peur. La profondeur de cette peur s’explique par les déclarations sophistes sur ses inquiétudes, le réveil des fantasmes répressifs, et les nombreux revirements dans les décisions concernant le dossier.

C’est donc dans ce contexte que des compatriotes se réclamant des Forces Armées d’Haïti, attirent l’attention du monde sur leur dossier. C’est bien dommage qu’à travers leurs démarches, ils utilisent, comme leurs opposants, le ressort de cette peur sociale pour faire avancer leur cause, oubliant ou faisant semblant d’oublier que les membres de l’institution qu’ils essaient de faire revenir du coma, n’ont pas toujours eu un comportement honorable. Ceux et celles qui ont vécu les années de répression ne sont pas prêts à oublier leurs écarts, et à se défaire de leurs sentiments de malaise face aux récentes parades décidément provocatrices. Une approche pragmatique et maîtrisée serait beaucoup plus effective. Elle consisterait, par exemple, à rassembler dans un premier temps les anciens officiers modérés, à recenser les casernes et postes militaires, à préparer les éventuels instructeurs et finalement, à lancer un processus de recrutement en invitant les jeunes physiquement et psychologiquement aptes à s’inscrire. Une campagne de presse sur l’importance et l’orientation de la nouvelle armée serait, de toute évidence, une nécessité.

J.A.